15.
— Je reconnais la robe, dit Lisen Wägner, le visage ravagé par le chagrin, en examinant la photographie. Elle l’avait achetée une ou deux semaines avant de… disparaître.
— Tu en es sûre ? demanda son mari.
— Oui.
— Deux semaines avant ? répéta Winter.
— À peu près. Je ne pourrai jamais l’oublier, dit-elle en sentant le doute des deux hommes et regardant son mari. J’ai souvent repensé, à cette robe, sa dernière, ajouta-t-elle en se tournant cette fois vers Winter.
— Il y a plusieurs années de ça, objecta Bengt Wägner.
— Aucune importance.
— Alors, elle a dû aller chercher ces photos… commença Winter, avant d’être interrompu par Lisen Wägner.
— … peu de temps avant d’être assassinée.
Winter détourna les yeux vers la fenêtre, pour éviter de la regarder et ne pas avoir à prononcer ce mot en ce lieu.
— Il y a une date au verso, fit remarquer Bengt Wägner, tout étonné, en regardant la surface blanche.
Winter avait vu cette date, qui confirmait que Beatrice était allée chercher ces clichés une semaine avant de mourir. Si les souvenirs de sa mère étaient exacts, ils avaient été pris quelques jours auparavant. Mais on ne fait pas développer une seule photo. Il devait donc y en avoir d’autres du même rouleau.
— Où donnez-vous vos photos à tirer, d’habitude ?
— Chez le photographe de Mariaplan.
— Beatrice également ?
— Je le suppose, répondit Bengt Wägner.
Sa femme s’était assise. Son léger bronzage avait disparu et Winter décrypta les traits de la fille sur le visage de la mère.
Il regarda le cliché qu’il tenait dans sa main. Beatrice se trouvait dans un local où il y avait un mur en brique, des tables et de la vaisselle. Sans doute un bar ou un restaurant.
Elle y était allée seulement quelques jours avant d’être assassinée et avait conservé religieusement le souvenir de ce moment.
Pourquoi ?
Angelika Hansson était également allée là-bas. C’était forcément le même endroit. Quand s’y était-elle rendue ? Sur ses photos, à elle, il n’y avait pas de date, car elles n’avaient pas été tirées dans le même magasin. Or, il les avait trouvées au milieu d’autres clichés d’hiver. Et nullement cachées. Mais c’était le même lieu, le même mur. Il avait enfin mis la main sur le lien qu’il cherchait.
Winter était dans son bureau, c’était toujours le samedi et il faisait toujours chaud. Bergenhem était assis en face de lui, encore plus bronzé qu’avant et l’air encore plus robuste.
— Cecilia, sa copine, a donc vu à deux reprises Angelika en compagnie d’un garçon, lut-il à voix haute dans le document posé devant lui.
— Deux fois, répéta Bergenhem. L’une dans un café et l’autre depuis le tramway.
— Et il ne s’est pas encore manifesté, marmonna-t-il pour lui-même.
— Non. On lui a montré un certain nombre de photos, mais ça n’a rien donné, dit Bergenhem en remontant les manches de sa chemise. Il est sans doute à l’étranger, ce garçon. Sans cela, il aurait eu connaissance de notre appel à témoin.
Il est peut-être mort, pensa Winter, se souvenant que Halders avait eu la même idée.
Ils avaient besoin d’un nom et d’un visage. Cecilia avait fait de son mieux pour décrire ce dernier. Le garçon avait à peu près l’âge d’Angelika, le teint assez pâle. Les cheveux bruns mais pas foncés. Même si elle n’avait pas prononcé le mot « méridional », c’était ce à quoi pensait Winter en sortant les photos de la fête de fin d’études qu’il avait trouvées chez les parents.
Il y avait quatre personnes que Lars-Olof Hansson n’avait pas reconnues. Trois hommes et une femme. Or, l’un des premiers n’était pas vraiment un homme, mais un adolescent de l’âge d’Angelika.
Un visage assez pâle.
Winter avait eu la chair de poule, en voyant cette photo pour la première fois et il l’eut à nouveau.
Quelque chose était en train de se passer.
Il montra le cliché à Bergenhem.
— Je l’appelle tout de suite, dit celui-ci en joignant le geste à la parole.
— C’est lui, dit Cecilia.
Elle portait une mince chemise de lin et un short kaki et elle répandait dans le bureau de Winter une odeur douceâtre de crème solaire qu’elle rapportait des rochers au bord de la mer qu’elle avait quittés lorsque Bergenhem l’avait appelée sur son portable.
— C’est lui, répéta-t-elle d’une voix ferme, les cheveux encore raides de vent et d’eau salée.
— Prenez votre temps, dit Winter.
— Je n’en ai pas besoin.
— Ne vous précipitez pas.
— Pourquoi ça. Je suis certaine. À cent pour cent, dit-elle en observant de près la photo, la cour et les ballons comme si elle cherchait son propre visage. J’étais là, mais je ne me vois pas sur cette photo.
— Et vous ne l’avez pas remarqué, alors ?
— Non, dit-elle en regardant à nouveau le cliché. Le jeune ressemble au vieux, ajouta-t-elle en lançant un coup d’œil à Winter. On dirait le père et le fils. J’aurais pourtant dû le reconnaître.
Winter garda le silence.
— Et lui, le vieux, celui qui est peut-être le père du jeune, vous le reconnaissez ? demanda Bergenhem. Ou d’autres personnes ?
— Euh… je ne sais pas, vraiment, dit-elle en scrutant à nouveau le cliché. Il y a des visages qui me sont familiers et que j’ai déjà vus auparavant. Pas ces deux-là.
— Et elle ? demanda Winter en désignant la femme qui se tenait sur le bord, comme si elle s’apprêtait à sortir du cadre.
— Non.
— Et l’homme blond ? Celui à la barbe.
— Non plus.
Ces quatre personnes étaient donc aussi étrangères à Cecilia qu’au père d’Angelika.
Ils sont venus après, avait dit Lars-Olof Hansson ! Vous ne comprenez pas ? Ils sont venus après. Personne ne les a vus. Mais ils sont venus apporter un message. Un message de l’enfer !
Mon Dieu.
— Le garçon, en revanche, je le reconnais, dit Cecilia.
— C’était lui les deux fois. Au café et quand tu l’as vu depuis le tramway ?
— Oui, j’en suis certaine.
— Vous lui avez parlé ?
— On s’est simplement dit « salut ».
— C’est tout ?
— Oui, répéta-t-elle en regardant à nouveau la photo. C’est affreux, il est sur cette photo de la fête et je ne l’ai pas vu.
— Que vous a confié Angelika à propos de lui ?
— Je vous ai déjà dit qu’elle a refusé d’en parler.
— Elle a quand même bien dit quelque chose.
— Non, elle refusait catégoriquement. Ce que je ne comprends toujours pas, c’est pourquoi je ne l’ai pas vu ce jour-là, lors de la fête, dit-elle en se tournant à nouveau vers Winter.
— C’est bien avant ce jour-là que vous les avez vus ensemble ?
— Oui… je crois.
— Vous venez de dire que vous auriez dû le reconnaître, là, dans la cour du lycée. Dans ce cas, il faut que vous l’ayez vu auparavant.
— Oui… c’est vrai.
— Répétez-nous les circonstances. Au café et dans le tramway.
Elle réfléchit à nouveau. Oui, c’était sûrement avant. Au printemps, à la fin du printemps, au mois de mai. Les deux fois. C’était bien ce qu’elle avait dit à Bergenhem, insista-t-elle en désignant celui-ci.
Winter réfléchit. Il s’efforça d’imaginer la scène de la cour, avec cette jeune fille qui y participait. Que pouvait-elle venir faire là ? Sinon être spectatrice et fêter son amie ?
— Avez-vous des photos de ce jour-là, vous-même ? demanda-t-il.
— Euh… oui, c’est vrai.
— Pouvez-vous aller les chercher ?
— Maintenant ?
— Oui.
— Je ne sais pas…
— On vous emmène en voiture. Nous vous en serions très reconnaissants, dit Winter en se levant.
Une heure plus tard, Cecilia était de retour avec une pochette aux couleurs chatoyantes. Il vit qu’elle avait changé de robe et fait quelque chose à ses cheveux.
Winter sortit les photos de la cour du lycée et les étala sur le bureau, dont la surface se révéla tout juste suffisante.
C’était bien le même jour au même endroit. À peu près au même moment. Mais sous un autre angle. Alors que Lars-Olof Hansson avait pris ses clichés depuis un point situé en face de sa fille et des participants à la fête, Cecilia les avait pris de côté, sur la gauche par rapport à Lars-Olof Hansson.
Et plusieurs personnes faisaient écran.
Il ne vit ni le garçon ni l’homme qui était peut-être son père, pas plus que celui à la barbe et aux lunettes.
En revanche, il vit la femme, celle qui semblait en train de sortir vers la gauche. Il prit alors la photo de Hansson pour comparer puisque, sur celle de Cecilia, elle était représentée de face.
Comme si elle quittait une photo pour entrer dans l’autre.
Il montra cela à Cecilia.
— C’est quand même affreux, bon sang, dit-elle.
— Elle figure aussi sur la photo que vous avez prise.
— Je ne me souviens pas d’elle, ni de lui avoir tiré le portrait, dit-elle en regardant alternativement les clichés de Hansson et les siens, tandis que Winter et Bergenhem attendaient. Ne devrait-on pas apercevoir… les autres, aussi, sur mes photos ? demanda-t-elle en levant les yeux.
— Si c’est au même moment, oui, dit Winter.
— Mais elle est là, elle. C’est donc forcément au même moment, à la même minute, non ?
Winter ne répondit pas.
— C’est comme… des fantômes, s’exclama Cecilia.
Ils sont revenus !
— Le garçon, ce n’est pas un fantôme, lui, dit Winter, puisque vous l’avez vu deux fois, en ville, avec Angelika.
— Mais pas là. Pourquoi est-ce que je ne l’ai pas vu là ?
Winter ne répondit pas et Bergenhem non plus. Il était impossible d’apporter une réponse à cette question, pour l’instant. Pourtant, Winter eut à nouveau la chair de poule.
— Je voudrais vous montrer autre chose, dit-il.
Elle regarda longtemps le mur de brique.
— Je ne reconnais pas cet endroit.
— Prenez votre temps.
— Un mur comme ça, on ne peut pas l’oublier, quand on l’a vu.
— Elle, vous la reconnaissez ?
— Vous plaisantez ? C’est Angelika, bien sûr.
— Est-ce que vous reconnaissez aussi ce qu’elle porte ?
Cecilia observa de près la photo de son amie.
— Ce sont des vêtements d’hiver. Je veux dire : elle est habillée, à l’intérieur, comme on l’est en hiver.
Winter opina du chef.
— Ce gilet, je crois qu’elle l’a acheté l’hiver dernier.
— Quand ça ?
— L’hiver dernier.
— Oui mais, à quel moment ?
— Je crois que c’était après le nouvel an. Oui, c’est ça.
— Cette année, donc ?
— Euh… oui, forcément.
Bergenhem prit note.
— Vous vous voyiez souvent, Angelika et toi ? demanda Winter.
— Très souvent.
— Qu’est-ce que ça veut dire, en termes de fréquence ?
— Je ne sais pas… pourquoi me demandez-vous ça ?
— Étiez-vous amies intimes ?
Sa réponse se fit attendre. Il vit qu’elle réfléchissait, tout en regardant la photo d’Angelika, assise à cette table devant le mur de brique.
— Angelika était un peu spéciale. Elle ne se confiait pas beaucoup à propos de ce qu’elle faisait… par ailleurs.
Winter attendit la suite.
— Comme avec ce garçon. Elle ne voulait pas en parler, c’est tout.
— Et cet endroit ? demanda Winter avec un geste en direction de la photo qu’elle tenait toujours dans sa main.
— C’est la même chose, vous savez. Elle ne m’a jamais parlé d’un lieu où il y a un mur en brique. Pourquoi l’aurait-elle fait ? dit-elle en regardant Winter. Si elle allait quelque part sans moi, pourquoi m’en aurait-elle parlé ?
— Je ne sais pas.
— Eh bien, vous voyez. Ce n’est pas parce qu’elle ne m’en parlait pas que c’est un secret.
— Qui vous a parlé d’un secret ?
— À vous entendre, on en a un peu l’impression.
— Mais est-ce que, entre amies, on ne se dit pas où on va, d’habitude ?
— Si… peut-être.
— Alors, pourquoi pas à propos de ceci ?
— Elle l’a peut-être fait, en réalité. Je veux dire : sans mentionner nécessairement qu’il y avait un mur de brique à cet endroit. J’y suis peut-être même allée moi-même, mais dans une autre pièce.
— Pourriez-vous établir la liste des établissements de la ville où Angelika et vous êtes allées, ainsi que ceux dont vous avez connaissance ?
— Il suffit de regarder dans le guide des spectacles.
— Sortiez-vous beaucoup ?
— Non, non. Mais tous les endroits où on allait figurent dans ce guide.
— Pouvez-vous faire une croix devant ?
— Quand ça ?
— Dès que possible.
— Bon.
Bergenhem était parti. Winter tendit la main pour prendre son paquet de cigarillos sur l’étagère du lavabo et vit qu’il était vide. Il aurait pourtant eu besoin de fumer.
C’était une bonne occasion d’aller en acheter un nouveau et de rentrer à la maison avant qu’Elsa ne s’endorme.
La soirée était belle. Il longea le fleuve. Devant la gare, la circulation n’était pas très dense. En revanche, il y avait beaucoup de monde devant chez Eggers. Un groupe sortit de l’hôtel avec des valises et se dirigea vers la gare. Winter crut lire une certaine déception sur leur visage quand ils passèrent devant la terrasse. Prendre le train un soir pareil, alors qu’on pourrait rester assis là.
Il salua au passage quelques collègues qui montaient dans le car de patrouille. Celui-ci répondit au moyen d’un appel de phares et s’éloigna.
Disparut. Il avait certaines des photos dans la poche de sa veste et les revit en esprit, en particulier le visage des quatre personnes que nul n’avait reconnues et qui y étaient là sans y être. Qui avaient disparu, quoi. Sauf la femme. Elle figurait sur les deux séries de clichés.
Le garçon y était, au moins sur ceux de Hansson. Ils avaient lancé leur appel à témoin aussitôt après avoir entendu Cecilia et son visage n’allait pas tarder à être affiché un peu partout, Bergenhem était parti s’en occuper.
Winter traversa Brunnsparken et entra chez sa marchande de tabac, dans l’Arcade.
— Hélas, dit-elle. Je vous avais prévenu, mais je ne savais pas moi-même que le moment était arrivé.
— Comment ça ?
— Ils ne commercialisent plus vos cigarillos.
— Qu’est-ce que vous dites ? s’exclama Winter, la bouche soudain très sèche, en avalant sa salive avec une petite démangeaison au menton.
— Au moment où j’allais vous mettre mon dernier paquet de côté, un client est arrivé. Comme je le tenais à la main, je ne pouvais pas le dissimuler pour vous le garder.
— Non, bien entendu.
— N’est-ce pas ?
— Non, non. Merci de l’intention.
— Il faut réclamer auprès du fabricant.
Winter s’efforça de sourire.
— J’ai appelé mes concurrents, poursuivit la buraliste, mais plus personne n’en a. Depuis longtemps, selon eux. J’étais la seule à en avoir et vous le seul à en vouloir. Et puis celui qui est arrivé avant vous.
Une autre victime, pensa Winter. Il se sentait pris de court, sans plus. Pas de panique.
L’idée lui était venue de cesser de fumer. L’occasion s’offrait. C’était comme un signe venu du ciel. La Providence qui lui rendait un service, sous la forme de ce distributeur qui ne voulait plus distribuer. Tout le monde se liguait pour veiller sur sa santé. Sa famille avait besoin de lui, son enfant avait besoin de lui. Le moment était venu d’opter pour une vie sans nicotine empoisonnée.
Si seulement il n’avait pas eu aussi affreusement envie de fumer, bon sang.
— Il existe d’autres marques, commissaire, vous savez, dit la femme en désignant l’étagère pleine, derrière elle.
— Ça fait quinze ans que je fume des Corps Diplomatique et rien d’autre, dit-il en espérant ne pas laisser entendre qu’il avait des sanglots dans la voix.
— Mais il y en a d’autres.
— Pas pour moi, répliqua Winter avant de prendre congé et de sortir.
Il s’agissait maintenant de rentrer sain et sauf à la maison et d’envisager la suite des événements avec Angela. Médecin, elle connaissait les remèdes. Elle avait des patchs, comme on disait, des pastilles à sucer, voire de la morphine.
Le soleil s’était caché. Pour tous les autres, il brillait du haut d’un ciel sans nuage, pour lui il était noir.
Il n’y avait pas que les cigarillos Corps Diplomatique, dans la vie, il existait d’autres marques et il pouvait même cesser de fumer. Il manquait certes de caractère mais d’autres, encore plus faibles que lui, y étaient bien parvenus.
En traversant Salutorget, il sentit un poids sur sa poitrine. Une fois dans le parc, il comprit ce que c’était : de la peine. Il venait de perdre un ami très cher.